Chapitre I
Du lait. Vert. En train de tourner.
La fumée montait vers la lumière, la fumée et la lumière se mêlaient, se muaient en lait vert. Le lait se décomposait en millions de particules verdâtres, montait, recouvrait le plafond d’une fumée opaque.
Le smog était partout. En haut. En bas. Dans la salle. Dehors.
Vert, aigre.
L’aigreur n’émanait pas seulement du smog qui s’était insinué à travers les climatiseurs et de la fumée des cigarettes qui formait d’épaisses volutes. Harald Childe avait encore à l’esprit les images qu’il avait vues ce matin-là, et il savait qu’il allait les revoir bientôt.
Childe n’avait jamais vu la salle de projection du commissariat central de Los Angeles plongée dans une telle obscurité. En temps ordinaire, le rayon lumineux qui sortait de la cabine de projection éclairait un peu la pénombre. Mais ce jour-là, la fumée des cigares et des cigarettes, le smog omniprésent et l’humeur des spectateurs assombrissaient tout. L’écran lui-même semblait absorber la lumière au lieu d’en réfléchir les reflets argentés.
Au plafond, le rai de lumière et la fumée des cigarettes opéraient leur jonction et le lait vert se formait, caillait, s’aigrissait. C’est ainsi qu’Harald Childe voyait les choses et l’image n’avait rien d’exagéré. Los Angeles et le comté d’Orange suffoquaient lentement. De mémoire d’homme, on n’avait pas vu de pareille alerte au smog. Il n’y avait pas eu un souffle de vent depuis deux jours et deux nuits. Le troisième jour était largement entamé et aucune amélioration n’était en vue.
Mais à présent, Childe pouvait penser à autre chose qu’au smog.
Matthew Colben, son associé (feu son associé, peut-être) était apparu sur l’écran, pieds et poings liés, les jambes écartées. Derrière lui, les lourdes tentures couleur lie-de-vin luisaient d’un éclat sombre. Normalement, Colben avait le visage de la couleur d’un verre de chianti coupé d’eau, mais là, il était aussi rouge et boursouflé qu’une outre en plastique transparent pleine de vin.
La caméra s’éloigna de son visage et montra le reste de son corps et une partie de la pièce. Colben, nu comme un ver, était couché à plat sur le dos. Ses bras étaient te long de son corps, solidement attachés par des courroies en cuir. Ses jambes, également maintenues par des courroies, étaient largement écartées. Son sexe pendait mollement en travers de sa cuisse gauche. On aurait dit un gros lombric abruti par l’alcool.
La table sur laquelle il était attaché semblait avoir été conçue spécialement pour ce-type d’opération. Elle avait la forme d’un Y.
En dehors de la table, des tentures lie-de-vin et de l’épaisse moquette de la même couleur, la pièce était vide. La caméra fit un panoramique sur les tentures qui entouraient toute la pièce. Puis, elle revint à son point de départ et s’éleva. Le corps étendu de Matthew Colben apparut à peu près tel qu’aurait pu le voir une mouche du haut du plafond. Sa tête reposait sur un coussin noir. Il levait les yeux vers la caméra, avec un sourire d’une ineffable stupidité. Il était pieds et poings liés, réduit à une totale impuissance, mais il avait l’air de s’en foutre complètement.
Le début du film expliquait pourquoi. On y voyait Colben passer d’une terreur impuissante à une excitation fébrile, grâce à un conditionnement très au point.
Childe, qui avait déjà vu le film, sentit ses tripes se nouer ; il avait la sensation qu’elles s’enroulaient autour de sa colonne vertébrale jusqu’à l’étouffer.
Colben souriait béatement.
— Couillon ! souffla Childe entre ses dents. Pauvre con.
L’homme assis à la droite de Childe se tourna vers lui et dit :
— Comment ? Qu’est-ce que vous dites ?
— Rien, monsieur le préfet, répondit Childe.
Il avait l’impression que son sexe et ses testicules se rétractaient et lui remontaient dans le ventre.
Les tentures s’entrebâillèrent. Zoom sur un œil immense, charbonneux, bordé de cils très longs. La pupille était d’un étrange bleu foncé. La caméra descendit le long d’un nez droit et fin jusqu’à des lèvres charnues, d’un rouge éclatant. Les dents, trop blanches et trop parfaites, s’entrouvraient pour laisser passer un bout de langue rose. La langue faisait un mouvement de va-et-vient et redisparaissait. Un filet de bave coulait le long du menton.
La caméra reprit du champ. Les tentures s’ouvrirent toutes grandes, et une femme fit son entrée. Elle avait des cheveux d’un noir de jais, peignés en arrière, qui lui tombaient jusqu’à la taille. Son visage était très maquillé : rouge à lèvres, deux couches de poudre, mouche sur chaque joue soulignée d’une boucle de bleu anglais, fards de toutes les couleurs autour des yeux, immenses faux-cils. Elle avait même un minuscule anneau d’or dans le nez. Elle était vêtue d’une robe verte fermée par des cordelettes au col et à la taille, mais le tissu était si fin qu’elle aurait aussi bien pu être nue. Ce qui ne l’empêcha pas de dénouer les cordelettes et de laisser glisser sa robe jusqu’à terre, montrant qu’elle pouvait être encore plus nue.
La caméra cadra la femme en gros plan. Elle avait un creux très prononcé à la base du cou ; les os qui faisaient saillie des deux côtés du creux étaient délicats et fins. Ses seins étaient fermes, plutôt petits, en forme de poire et dressés vers le haut, avec des mamelons pointus. La cage thoracique était large et bien développée. Le ventre était très plat, les os des hanches saillaient un peu trop. La caméra contourna la femme, à moins que celle-ci n’ait pivoté sur elle-même (Childe ne pouvait pas en être sûr parce que l’objectif était trop près d’elle et qu’il n’avait aucun point de référence). Une paire de fesses remplit l’écran » On aurait dit deux œufs durs gigantesques dans leur coquille.
La caméra s’attarda un moment sur la taille frêle et les hanches ovoïdes, puis elle se tourna vers le plafond, qui était recouvert d’une draperie de la couleur d’un vaisseau sanguin éclaté dans l’œil d’un ivrogne. La caméra remonta le long d’une cuisse blanche et nacrée ; un jet de lumière illumina l’entrecuisse. La femme devait écarter les cuisses, car on voyait le bord des grandes lèvres et le petit œil brunâtre de l’anus. Les poils du pubis étaient blonds. La femme avait probablement les cheveux teints. Ou peut-être le pubis.
La caméra passa entre les jambes de la femme et continua sa lente ascension. Les jambes avaient l’air d’être celles d’une statue colossale. Elle se redressa à la hauteur du pubis, qui était recouvert d’un triangle d’étoffe retenu par du chatterton. Childe se demandait bien pourquoi. Mais ce n’était sûrement pas par souci de pudeur.
Il avait déjà vu le film, mais il se raidit. La première fois, il avait violemment sursauté, comme tous les autres spectateurs ; certains avaient même laissé échapper un juron. Et quelqu’un avait poussé un cri de terreur.
L’étoffe était tout contre le pubis. Avec un changement d’éclairage elle devint presque transparente. On distinguait le triangle sombre des poils et un sillon vertical traversait l’étoffe à l’endroit où elle pénétrait dans l’orifice du vagin.
Soudain (Childe savait ce qui allait arriver, mais il ne put se retenir de sursauter), l’étoffe s’enfonça plus profondément. On aurait dit que quelque chose écartait les lèvres depuis l’intérieur du vagin. Puis, un renflement se forma : quelque chose poussait vers l’avant. L’étoffe se souleva à plusieurs reprises comme sous les coups d’une tête minuscule. Ensuite, le renflement disparut et l’étoffe ne bougea plus.
Le préfet, qui était assis à deux sièges de Childe, s’écria :
— Qu’est-ce que c’est que ça, bon Dieu ?
Il recracha la fumée de son cigare et se mit à tousser. Childe l’imita.
— Peut-être qu’elle a un machin à ressort dans le con, suggéra-t-il. À moins qu’il ne s’agisse d’un… Il laissa sa phrase (et son idée) en suspens. À sa connaissance, même s’il existait des hermaphrodites, ils n’avaient pas de pénis à l’intérieur du vagin. Et d’ailleurs, ça n’avait pas l’air d’un pénis, mais d’une chose indépendante, douée d’une volonté propre. En tout cas, il lui avait bien semblé que la chose soulevait l’étoffe en plusieurs endroits.
La caméra fit un mouvement et recadra Colben. Elle était à moins d’un mètre de lui et le surplombait de quelques centimètres. On voyait les pieds, qui paraissaient énormes vus de si près, les mollets et les cuisses musclés et velus étalés sur la table en Y, les testicules lourds, et le pénis, qui avait toujours l’air d’un gros ver de terre, mais qui avait grossi et levait sa tête rouge et gonflée. Colben n’avait pas pu voir la femme faire son entrée, mais le conditionnement avait joué : il savait qu’elle arriverait au bout d’un certain temps après qu’on l’eut attaché sur la table. Son pénis se réveillait ; on aurait pu croire qu’il avait des oreilles invisibles, comme les serpents, et qu’il avait entendu la femme, ou que la mince fente en haut du gland, pouvait détecter, comme les cavités nasales d’une vipère, la chaleur émise par un corps humain.
La caméra se déplaça pour prendre de profil le visage de Matthew Colben, détaillant les cheveux poivre et sel aux boucles épaisses, les grandes oreilles rouges, le front lisse, le grand nez aquilin, les lèvres minces, la mâchoire lourde, le menton carré, massif, qui évoquait la tête d’un marteau de forgeron, les joues rondes ; elle suivit les contours de la poitrine grasse et lourde, de la brioche respectable que Colben s’était acquise en se goinfrant de viande rouge et de bière, et du méplat qui descendait jusqu’au pénis à présent pleinement érigé. Le sexe apparut en gros plan ; les veines étaient des cordages qui carguaient la vergue du désir (Childe était très doué pour les métaphores, et ce genre d’image lui venait tout naturellement à l’esprit). Le gland, entièrement décalotté, était lubrifié et gluant.
La caméra s’écarta de Colben et s’éleva de façon à montrer les deux protagonistes à la fois. La femme s’approcha de Colben, lentement, en ondulant des hanches ; en arrivant à sa hauteur, elle lui dit quelque chose. Ses lèvres remuaient, mais la scène était muette. Le spécialiste de la police n’était pas parvenu à lire sur ses lèvres parce qu’elle penchait trop la tête. Colben lui répondait quelque chose qui n’avait pas pu être déchiffré pour la même raison.
La femme se pencha au-dessus du visage de Colben et lui mit dans la bouche le bout de son sein gauche. Colben le suça un moment, et la femme se retira. Gros plan sur le mamelon humide et gonflé. La bouche de la femme se posa sur celle de Colben. La caméra s’approcha de biais, et la femme releva un peu la tête pour que l’on voie bien le va-et-vient de sa langue dans la bouche de Colben. Puis elle couvrit de baisers humides son menton, son cou, sa poitrine, le bout de ses seins, et barbouilla de salive son ventre rebondi. Elle descendit lentement jusqu’au pubis et mouilla les poils. Elle lécha le pénis à petits coups de langue, l’embrassa plusieurs fois du bout des lèvres ; puis elle le prit à la racine, le serra bien fort entre ses doigts et caressa le gland du bout de la langue. Elle vint se placer entre les jambes de Colben et se mit à le sucer avec énergie.
Le son d’un piano aigrelet se fit entendre. C’était le genre d’instrument dont on jouait autrefois dans les bars ou dans les cinémas du temps du muet. Il jouait Humoresque assez faux. La caméra cadra en contre-plongée le visage de Colben. Il fermait les yeux et avait l’air extatique.
La voix de la femme se fit entendre pour la première fois :
— Préviens-moi quand tu seras sur le point de jouir, mon chéri. Une trentaine de secondes à l’avance. J’ai une surprise pour toi. Tu verras, c’est vraiment formidable.
Les flics avaient étudié la voix à l’oscillographe. La bande avait été trafiquée. C’est pour cela que la femme parlait d’une voix sépulcrale, un peu chevrotante.
— Pas si vite, dit Colben. Prends ton temps, fais durer le plaisir, comme la dernière fois. Je n’avais jamais aussi bien joui. Mais ne me fous pas ton doigt dans le cul, ce coup-ci. Ça me fait mal. J’ai des hémorroïdes.
Au cours de la première projection, plusieurs flics avaient ricané bêtement à ce passage du film. Mais cette fois il n’y eut pas un seul rire. L’ambiance qui régnait dans la salle s’était subtilement modifiée. La fumée des cigarettes parut se solidifier ; le lait vert pris dans le faisceau de lumière qui sortait de la cabine de projection devint encore plus aigre. Le préfet avala une grande goulée d’air ; un râle lui sortit de la gorge et il fut pris d’une violente quinte de toux.
Le piano se mit à jouer l’Ouverture de Guillaume Tell. La petite musique grêle était totalement incongrue, et c’était son incongruité même qui la faisait paraître si horrible.
La femme leva la tête et demanda :
— Alors, mon petit, tu jouis ?
— Oui, oui ! haleta Colben. Ça vient, je le sens !
La femme fit face à l’objectif et elle sourit. La chair de son visage parut se volatiliser, découvrant des os un peu phosphorescents, aux contours imprécis. Seul le crâne était dur et poli. Puis la chair se remit en place et recouvrit les os.
La femme fit un clin d’œil à la caméra, et elle se baissa de nouveau. Mais cette fois elle s’accroupit sous la table. La caméra suivit son mouvement. Elle prit quelque chose sur une minuscule étagère qui était fixée à un pied de la table. La lumière s’intensifia, et la caméra se rapprocha.
La femme tenait un dentier à la main. Les fausses dents avaient l’air d’être en fer ; elles étaient effilées comme des crocs de tigre et acérées comme un rasoir.
La femme sourit, reposa le dentier sur l’étagère, inséra ses deux mains dans sa bouche et ôta ses propres dents. Ça la vieillissait de trente ans. Elle mit les dents blanches sur l’étagère et les remplaça par les dents de fer. Elle glissa le bout de son index entre ses nouvelles dents et le mordilla. Ensuite, elle ôta son doigt de sa bouche et le tendit vers la caméra. Le doigt apparut en gros plan : un filet de sang vermeil coulait de la morsure.
La femme se releva et essuya son doigt sur le gland de Colben, qui était gonflé à craquer. Puis, elle reprit sa position initiale et lécha le sang. Colben se mit à geindre.
— Aaaah ! fit-il. Je vais jouir !
La bouche de la femme se referma sur le gland et elle se mit à le sucer bruyamment. Colben râlait. Des convulsions le secouaient. L’espace d’une seconde, son visage envahit l’écran, puis la caméra reprit sa position antérieure, cadrant la femme de profil.
Soudain, elle releva la tête d’un mouvement brusque. Le sexe de Colben était agité de violents soubresauts et des flots de sperme blanchâtre et gluant en jaillissaient. La femme ouvrit la bouche, plongea sur la queue convulsée et mordit. Les muscles de sa mâchoire faisaient saillie ; les muscles de son cou étaient tendus comme des câbles. Colben s’était mis à hurler.
En remuant rapidement la tête d’avant en arrière, la femme mordit et remordit. Du sang dégoulinait de la bouche et rougissait les poils du pubis de Colben. La caméra les quitta et recadra les tentures à l’endroit où la femme était apparue. On entendit une sonnerie de trompettes, suivie d’un coup de canon. Le piano se mit à jouer l’Ouverture de 1812 de Tchaïkowski.
Il y eut une deuxième sonnerie de trompettes. Le piano faiblit, puis se tut. Les tentures s’écartèrent d’un coup. Un homme fit un pas dans la pièce et s’immobilisa, relevant sa cape de velours noir de façon à ce qu’elle lui masque le bas du visage. Ses cheveux noirs, brillants de gomina, étaient séparés en deux par une raie impeccable. Il avait le front et le nez aussi blêmes qu’un ventre de squale. Ses sourcils noirs et touffus se rejoignaient au-dessus de son nez. Ses yeux étaient noirs et très grands.
Il était en tenue de soirée : frac, chemise blanche empesée, cravate noire. Une écharpe en soie rouge lui barrait la poitrine et une décoration était épinglée au revers de son habit.
Ses pieds étaient chaussés de chaussures de basket bleu turquoise. Cette pointe de cocasserie soulignait encore l’horreur de la situation.
L’homme abaissa sa cape, dévoilant un immense nez crochu, de grosses moustaches noires en guidon de vélo, des lèvres barbouillées de rouge et un menton en galoche dont le centre s’ornait d’une petite fossette.
Il émit un petit rire sec et grinçant qui évoquait irrésistiblement le coin-coin d’un canard. Là encore, le comique était délibéré. C’était encore plus horrible que les baskets. Son rire était une parodie du rire sardonique de Dracula et des autres monstres des films d’horreur.
L’homme releva le bras et se précipita vers la table, le visage de nouveau dissimulé par sa cape. Colben hurlait toujours. La femme s’écarta d’un bond et laissa sa place à l’homme à la cape. Le sexe de Colben était encore secoué de spasmes ; le sang et le sperme continuaient d’en jaillir. Le gland était à demi arraché. La caméra l’abandonna et cadra le buste de la femme. Son menton et sa gorge étaient couverts de sang.
La caméra recadra le faux Dracula, qui fit de nouveau entendre son horrible rire de crécelle et retroussa les lèvres, découvrant deux longues canines pointues et évidemment factices. Puis, il se baissa et entreprit de dévorer avidement le pénis sanguinolent. Il releva la tête au bout de quelques instants ; le sang et le sperme lui dégoulinaient le long du menton. Une grande tache rouge s’était formée sur le plastron de sa chemise. Il ouvrit sa bouche et recracha le gland de Colben, qui atterrit sur le ventre de sa victime. Puis il se mit à rire, s’aspergeant copieusement de postillons sanglants et en éclaboussant Colben. La première fois, Childe s’était trouvé mal. Mais là, il se leva d’un bond et se précipita vers la sortie. Il vomit avant de l’avoir atteinte. Dans la salle, on entendait des râles et des hoquets.